Extrait de Avec William Burroughs – Notre Agent au Bunker de Victor Bockris, éd. Denoël, 1985.
With William Burroughs – A Report from the Bunker.
Susan Sontag, Victor Bockris, William Burroughs. Photo Gerard Malanga
Sur la politique
Dîner avec Susan Sontag: New York 1980
BOCKRIS: Tu as fait une année de médecine à Vienne en 1937. Avais-tu l’impression que toute cette région allait exploser?
BURROUGHS: On savait qu’Hitler allait entrer.
BOCKRIS: Comment les gens réagissaient-ils face à Hitler d’après l’image qu’en donnaient les médias?
BURROUGHS: Beaucoup de gens en Amérique étaient pro-Hitler; pas seulement les gens riches. Toute la section de Yorkville à New York était pro-Hitler; il en était de même à Chicago.
BOCKRIS: Qu’est-ce qu’ils lui trouvaient de si attirant?
BURROUGHS: C’était un leader qui n’avait pas les mains liées. Nous sommes gouvernés par des gens qui sont réduits à l’impuissance: « J’aimerais pouvoir faire quelque chose… mais j’ai les mains liées. »
SONTAG: Avez-vous le sentiment que les gens ont peur de la guerre?
BURROUGHS: Excusez-moi mais aujourd’hui le contexte est tellement différent que les gens ne peuvent pas vraiment réaliser ce que serait une guerre nucléaire.
SONTAG: J’ai entendu des gens dire: « Cette fois-ci, c’est bon, j’ai passé l’âge, je ne serai pas appelé. »
BURROUGHS: Je pourrais aussi dire cela – sur le fait d’être appelé – mais ça ne veut rien dire.
SONTAG: Parce que pour l’Amérique la guerre veut dire aller ailleurs. Et aussi les pertes ont été peu élevées.
BURROUGHS: Les Américains sont terriblement naïfs sur ce qu’Edwin Arlington Robinson appelait « les vieilles vérités impitoyables ». Dans son poème Cassandre. Vous vous souvenez:
Faut-il que nous payions pour ce que nous avons
Avec tout ce que nous sommes
Et n’aurez-vous jamais d’yeux
Pour voir le monde tel qu’il est?
Nous n’y avons jamais été confrontés, nous n’avons jamais été envahis, nous n’avons jamais été occupés ni même bombardés. Nous parlons à l’ère atomique. Pendant la Première Guerre mondiale, les pilotes prenaient une bombe et la laissaient tomber de l’avion à la main. Ils se tiraient dessus au pistolet. Aujourd’hui nous pouvons voir la splendeur de la technologie. Il leur a fallu cinq cents ans pour avoir l’idée qu’un boulet de canon pouvait exploser par contact. Une fois qu’ils ont eu cette idée, ils ont construit une bombe atomique en un rien de temps. Le fusil à cartouche n’est apparu en Amérique qu’après la guerre de Sécession. Nous pouvons nous orienter en comparant les technologies. Cela nous montre où en est un produit ouvré, ses lacunes et ses possibilités. Prenez un arc. Il a peu d’inconvénients et il peut bien avoir atteint la limite de l’efficacité pour une arme utilisant l’élasticité ou l’énergie élastique pour propulser une flèche ou tout autre projectile. Il ne peut pas aller beaucoup plus loin. Maintenant regardez un objet ouvré. Le fusil à pierre. Qu’est-ce qui ne va pas chez cet objet? A peu près tout: le temps nécessaire pour charger, une forte incidence de raté, le vent et la pluie peuvent rendre les armes inutilisables, la poudre noire est dangereuse à transporter et à stocker. Il faut tenir compte de tout cela. Voici la mitrailleuse la plus moderne et voici quelques modèles spéciaux comme le Darlick. Il n’a jamais été vendu sur le marché mais il se pourrait que les armes et projectiles propulsés par une charge explosive approchent de leur limite. Ainsi peut-on voir par comparaison la technologie qui n’est pas encore achevée. Et nous pouvons considérer l’organisme humain comme un produit ouvré, demandez-vous ce qui ne va pas chez lui et jusqu’où il peut aller. Je me demande si nous serions encore vivants, disons, si nous vivions tous cent ans auparavant. J’ai eu l’appendicite, j’ai eu la malaria, j’ai eu plusieurs infections qui ont été enrayées par la pénicilline et qui, sans cela, auraient pu être fatales. La malaria est une maladie très handicapante.
BOCKRIS: Je ne comprends pas comment les gens peuvent continuer à s’impliquer dans la politique. Quel que soit le gagnant, il ne semble pas vraiment y avoir de différence, ils agissent tous de la même façon.
BURROUGHS: Il y a une sacrée différence, mon cher. Est-ce que tu réalises qu’une prise de pouvoir fasciste a été détournée de peu dans ce pays par le Watergate? C’est ce qu’ont dit tout à fait ouvertement les associés de Nixon dans leurs rapports ennuyeux. C’est extrêmement important de ne pas perdre de vue ces événements et de se souvenir.
BOCKRIS: Je trouve tout à fait fastidieux de ne pas perdre de vue ce qui se passe.
SONTAG: Mais parfois il y va de ta vie.
BURROUGHS: Ta vie est vraiment en jeu, crois-moi. Je connaissais des gens à cette époque. Je me souviens du terrorisme de la fin des années 60. Des gens condamnés pour de l’herbe. À une époque, Sinclair a fait dix ans de prison pour un joint. Souviens-toi de ces événements, ta vie en dépend. Revenir en Amérique avant et après le Watergate, c’est comme revenir en Russie avant et après Staline. A mon retour dans ce pays en 1964, mes bagages ont été mis de côté. On a dit à Huncke à ce moment-là que le F.B.I. avait une liste de gens qu’ils avaient pour but d’arrêter.
SONTAG: C’était très facile d’avoir des ennuis dans les années 50 et au début des années 60. J’en garde un souvenir terrifiant. Des gens jetaient des livres qui étaient très anodins. Je ne parle pas de Marx, je parle de Ruth Benedict, de John Dewey. On cachait les livres libéraux les plus innocents parce qu’ils auraient été mal interprétés. Vous ne pouvez pas imaginer. Au début des années 50, certains jetaient Tolstoï et Dostoïevski de peur d’être accusés de lire des auteurs russes. On n’avait pas le droit d’écrire à l’encre rouge sur un formulaire officiel en entrant dans ce pays. On pouvait écrire à l’encre violette, verte ou jaune mais pas à l’encre rouge. Une équipe appelée les Cincinnati Reds avait dû changer de nom. Cette peur a duré pendant les années 50 et le début des années 60. Puis quelque chose s’est produit que nous sentons toujours en marche. Cependant on se demande s’il est possible que ces événements soient aujourd’hui réversibles en opposition à irréversible.
BOCKRIS: J’imagine que tout est réversible.
BURROUGHS: Oui. L’expérience a prouvé que de tels faits peuvent être réversibles ou suspendus.
SONTAG: Sûrement. Pour nous il y a quinze ans de cela, c’est long, cela fait environ de la moitié des années 60 à nos jours. C’est très long, on a l’impression que cela dure depuis toujours.
BURROUGHS: Non, voyez-vous, en fait il s’agit simplement d’une conversation d’affaires: le prix de votre liberté dans ce pays. Pour vous, c’est assez facile, personne ne fait irruption dans votre appartement à 3 heures du matin, n’est-ce pas? Pourquoi vous inquiéteriez-vous alors de ce qui se passe en Corée du Sud et dans les endroits de ce genre? C’est comme pour le niveau de vie. Êtes-vous satisfait de bénéficier du niveau de vie le plus élevé du globe au détriment d’autres gens dans le monde entier qui ont un niveau de vie plus bas? La plupart des Américains diraient oui. Maintenant nous posons la question, êtes-vous satisfait d’apprécier votre liberté politique aux dépens de gens qui sont moins libres ? Je pense qu’ils répondraient également oui. Je pense que ce à quoi se consacre la C.I.A. c’est précisément d’obtenir un oui à ces deux questions. Oui, oui, oui. Renoncer à mon niveau de vie? JAMAIS!
Victor Bockris: Avec William Burroughs